Connaissez-vous l'agisme et l'infantisme?
juil. 18
Temps de lecture : 10 min
7
332
0
Voici quelques extraits de ce que les enfants/adolescents ont pu dire dans mon cabinet ces dernières années:
« J’ai donné mon avis au repas dimanche mais papi a répondu que la politique c’est pas de mon âge, ça m’a énervé, j’avais plein de trucs à dire et de toute façon on en parle tout le temps au collège » Robin, 14 ans.
« Moi je voulais pas lui faire un bisou à tonton mais maman m’a forcé, elle a dit que c’était obligatoire de dire bonjour, que c’est la politesse » Laurie, 4 ans.
« J’avais hyper chaud mais la maitresse m’a dit qu’il fallait que je mette mon gilet et c’est tout » Loubna 8 ans
« A l’étude je voulais aller aux toilettes mais le surveillant a dit que j’avais qu’à y aller avant à la récréation. Du coup j’ai pas réussi à faire mes devoirs parce que j’avais trop mal au ventre » Adel, 12 ans.
Quel est le point commun à ce qu’ont vécu ces quatre enfants?
Ces enfants ont tous été victimes de discrimination ou de préjugés en raison de leur âge: ça s’appelle l’agisme, et quand cela concerne les bébés, enfants et adolescents, on peut aussi utiliser le terme « infantisme ».
Pensez-vous que des adultes auraient pu vivre ces situations? Et si oui, auriez-vous trouvé ça normal?
Je vous laisse y réfléchir.
L’infantisme est partout dans notre société mais on n’en parle pas beaucoup, elle découle de la domination adulte. Si ce terme ne vous est pas familier: tout comme la domination masculine existe en parlant de sexisme, la domination adulte est présente en tout lieu. On appelle ça l’adultisme.
L’agisme est constitué de croyances généralisées et simplistes qui associent des comportements spécifiques ou des caractéristiques à des groupes d’âges: des préjugés liés à l’âge. Voici quelques exemples:
Les bébés ne savent communiquer qu’en pleurant, ils ne comprennent pas ce qu’on dit, ils font des caprices pour être dans les bras.
Les enfants sont capricieux, bruyants, immatures, naïfs et incapables d’avoir un avis critique pertinent.
Les adolescents sont rebelles (la fameuse « crise d’ado »), intéressés uniquement par leur téléphone, irrespectueux ,irresponsables et fainéants, incapables de prendre des décisions importantes.
Les personnes âgées sont fragiles, lentes, séniles et sont déconnectées des enjeux sociétaux et défis environnementaux actuels.
Ces stéréotypes sont injustes et réducteurs. Ils influencent, au niveau individuel et sociétal, la façon dont pourront être considérés et traités les individus en fonction de leurs âges et peuvent mener à des discriminations et des injustices dans des domaines variés comme l’accès aux soins, les discriminations à l’embauche ou certaines formes d’exclusions sociales et de maltraitances.
La première fois de ma carrière que j’ai eu contact avec l’agisme, mais je ne connaissais pas encore le terme, c’était lors de mon tout premier stage en 2012 auprès d’une psychologue qui exerçait dans un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). J’avais assisté à une « formation bien traitance », co-animée par la psychologue et une infirmière. Cela consistait à réunir les soignants de l’établissement afin d'aborder avec eux différentes situations rencontrées dans leur quotidien à l’aide de petites images descriptives. Notre travail de groupe était de trouver des alternatives à des situations inconfortables ou douloureuses pour les patient·e·s, en se basant sur la Charte des droits et des libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance.
Je vous mets ci-dessous deux extraits du petit livret créé pour l’occasion, les illustrations et les solutions envisagées parlent d’elles-même.
A ce moment je me souviens avoir été marquée: c’est vrai qu’on peut vraiment mal se comporter avec les personnes âgées, pourquoi leur faire subir ça alors que ce n’est vraiment pas compliqué de s’adapter finalement!
J’ai trouvé cette formation géniale et elle est restée dans mon esprit, comme son nom l’indiquait, de la bien traitance envers les personnes âgées: comment apprendre à être bienveillant·e vis à vis de personnes vulnérables.
Aujourd’hui, j’appelerais ça une formation pour éviter l’agisme en institution.
Comme pour les personnes âgées dépendantes, les bébés, enfants et adolescent·e·s sont en situations de vulnérabilité: ils ont encore du mal à réguler leurs émotions, ne peuvent pas encore se débrouiller seul·e·s face aux événements de la vie, ils ont besoin d’être accompagné·e·s. Cependant être vulnérable ne signifie pas être incapable! Ces deux définitions sont d’ailleurs très éloignées.
La dépendance ne devrait pas engendrer la domination.
S’en sont suivis plus de 1000 heures de stages, la majorité en psychiatrie, et le début de ma carrière professionnelle. Au cours de toutes ces expériences, j’ai beaucoup souffert d’observer le manque de considération pour les personnes accompagnées par ces institutions. Peu importe leurs âges, je les trouvais rabaissées et pas suffisamment considérées dans leurs histoires et leurs identités propres.
Depuis 2019, dans ma vie personnelle, je me suis intéressée de très près à l’éducation auto dirigée, que ce soit dans le cadre de l’instruction en famille ou dans celui des écoles démocratiques.
L’éducation auto dirigée consiste à laisser la responsabilité aux enfants et adolescents de leurs apprentissages: que souhaite-t-il apprendre? Comment? Et à les accompagner vers plus d’autonomie et de réalisation de soi, en les considérant d’ores et déjà comme des personnes à part entière, intelligentes, capables et responsables. Ceci m’a mené à m’intéresser à l’agisme, en particulier aux discriminations visant les mineurs.
Dans les écoles démocratiques, les jeunes sont libres de décider de leurs propres apprentissages et de comment ils souhaitent les mener.
Dans le règlement intérieur de ces écoles, L’agisme est interdit, au même titre que le sexisme ou le racisme. Lorsqu’il y a des votes par rapport au fonctionnement de l’école, aux activités, à la gestion du budget, au règlement intérieur de l’école… ou tout autre décision importante, les membres votent et la voix d’un enfant compte exactement de la même manière que celle d’un adulte. Une attention particulière est donnée au consentement, l’infantisme ne fait pas loi! Pour moi ce fut une révélation: enfin j’avais trouvé un lieu où l’on considérait les enfants autant que les adultes!
A la même période, j’ai découvert le compte Instagram de Fanny Vella, une illustratrice engagée contre ces formes de discriminations. Elle met en scène des adultes dans des situations que vivent régulièrement les enfants, ça a le mérite d’être très parlant!
Lorsque j’ai découvert son livre « et si on changeait d’angle? » je me suis mise à montrer ces illustrations à tout le monde: mon entourage, mes patient·e·s, mes collègues et je les utilisais même sur les diaporamas que je créais lorsque j’animais des conférences.
Voici un extrait de son livre, en plus des images il ya de chouettes propositions pour faire autrement:
J’ai aussi découvert l’ouvrage « Qu’est ce que L’agisme? » écrit par Elfie Rebouleau paru en 2019.
J’ai trouvé ses idées vraiment intéressantes. Elle aborde la domination adulte, la responsabilité des parents envers leurs enfants dépendants, le jeu libre ainsi que la paire liberté et responsabilité: accorder des libertés aux enfants va de pair avec la croissance de leurs responsabilités. Cela m’a semblé très pertinent. En effet, je vois souvent arriver des jeunes adultes en consultation qui, devant choisir leur voies pour d’éventuelles études supérieures, se trouvent dans un profond désarroi : « J’ai été à l’école, au collège, au lyçée. On m’a toujours dit ce que je devais faire, même de quel couleur je devais écrire et quand je devais souligner. Et maintenant on me demande de faire un choix énorme qui engage toute ma vie, je ne sais pas ce que je veux faire. »
L’autrice nous donne à réfléchir par exemple à la possibilité que les enfants puissent être partie prenante dans la gestion du budget familial: pourquoi ne pas scinder le budget alloué aux courses alimentaires, ou bien celui aux loisirs, en autant de part que de membres du foyer? Nous devrions tous nous poser des questions sur notre manière de faire avec nos enfants, chaque famille est unique et a des besoins propres, pourquoi ne pas inclure nos enfants dans les décisions concernant notre fonctionnement familial?
Plus récemment, j’ai découvert le livre « Infantisme » rédigé par Laelia Benoit et paru en 2023. J’ai adoré l’accent mis sur les comportements sociétaux et non uniquement les comportements individuels. La question du droit de vote des jeunes m’a aussi interpellé. Je suis en effet témoin lors des consultations en cabinet et dans ma vie personnelle, de bons nombres d’enfants et d’adolescent·e·s qui se sentent très concerné·e·s par la politique et souffrent de voir le monde s’organiser sans elles·eux. C’est pourtant de leur futur dont il s’agit.
L’autrice développe également une idée que je partage et ne fait que répéter: la société actuelle est telle qu’elle est parce que nombre d’adultes n’ont pas pu acquérir des compétences de régulation émotionnelles suffisantes. Lorsqu’ils deviennent parents à leur tour, ils ne parviennent pas toujours à aider leur enfant à apprendre à réguler ses émotions, s’affirmer, faire des choix pour soi, savoir qui iels sont profondément… c’est pour cette raison que je suis aussi engagée dans la thérapie Lifespan Integration: lorsqu’un enfant ou un adolescent arrive dans mon cabinet, je reçois les parents et les aide à retrouver ces compétences de régulation de leurs propres émotions, afin qu’ils retrouvent leurs capacités à accompagner leur enfant, le soutenir, le valoriser, l’aider à atteindre ses rêves (oui, parce que les rêves ne sont pas atteignables seulement lorsqu'on est devenu adulte).
Les conséquences de l'infantisme
On dit souvent que nous préparons nos enfants à l’avenir, qu’il faut qu’ils apprennent telles et telles compétences. Certes, mais ils vivent maintenant! Dans le présent ils sont là avec leurs personnalités, leurs émotions, leurs désirs, leurs problèmes, leurs rêves… Donc arrêtons de leur renvoyer qu’ils pourront exister quand ils seront plus grands, c’est ce qui les rendra plus autonomes. Et même en partant de ce postulat injuste, pour apprendre de nouvelles compétences, connaissances, manière d’être, de faire, de penser: il faut pouvoir expérimenter! Avez-vous appris votre profession uniquement avec des cours? Ou avez-vous fait des stages? Dans ces cours, y avait-il des jeux de rôles? Vous souvenez-vous de ce qui vous a le plus aidé à exercer votre métier aujourd’hui?
En plus de cela, l’agisme est souvent étroitement lié au consentement… Et quel danger de ne pouvoir apprendre à exercer son consentement librement, n’est-ce pas?
L’infantisme va limiter les opportunités d’apprentissage et de développement: si les compétences attendues vis à vis des enfants sont réduites en raison de leurs âges, il y a un risque de les freiner dans leurs apprentissages. L’inverse est vrai aussi: mon enfant devrait savoir faire telle chose parce qu’il a X ans: pas forcément, chacun·e évolue à son propre rythme. Par exemple, un enfant veut aller acheter le pain à la boulangerie seul, mais il ne peut pas parce qu’il a X age. En réalité la compétence d’aller chercher le pain seul n’a rien à voir avec l’âge: cela dépend de l’envie de l’enfant et de son cheminement d’apprentissage: est-il dejà allé chercher le pain à la boulangerie? A-t-il déjà demander ou payer seul? Connait-il le chemin pour y aller? Certains enfants de 7 ans se sentiront suffisamment en confiance pour y aller alors que d’autres de cinq ans de plus seraient terrifiés.
L’infantisme va aussi amener une détérioration de l’image de soi: au fur et à mesure, les préjugés vont venir s’intégrer comme étant des vérités: les enfants vont se considérer comme inférieurs, trop immatures pour prendre des décisions, et comme étant des êtres qui n’ont que peu de valeur. ils vont finalement adopter les préjugés agistes qu’ils sentent peser sur eux à longueurs de temps.
Cela va aussi conduire à une mauvaise régulation émotionnelle: les stéréotypes négatifs vont créer du stress et des expériences répétées d’adultes qui ne les soutiennent pas. Or, nous savons aujourd’hui qu’une régulation émotionnelle efficiente est construite et alimentée par des expériences d’apaisement répétées, par un quotidien avec un niveau de stress qui ne soit pas trop élevé, les petits cerveaux en plein développement y étant plus sensibles que les nôtres.
Malheureusement, les enfants victimes d’infantisme deviendront plus facilement des adultes qui agiront de la même manière envers leurs propres enfants ou ceux de leur entourage: la mémoire implicite des premières années de vie puis la mémoire potentiellement traumatique de l’enfance et de l’adolescence pouvant se réactiver au contact de jeunes qui ont l’âge que nous avions nous même au moment où nous avons vécu ces discriminations et cela amènera des transmissions transgénérationnelles individuelles et sociétales.
Maintenant que vous êtes sensibilisé·e·s à ce sujet, quelques pistes pour éviter l’infantisme.
Stoppons l'infantisme!
D’abord, parlons-en! Bon nombre de personnes ne connaissent pas ce terme, utilisons-le, lisons les livres qui traitent de ce sujet, écoutons des podcasts, partageons des articles pour sensibiliser nos proches à ces discriminations.
Plus nous serons nombreux·ses à en prendre conscience, plus nous pourrons nous comporter autrement avec les jeunes. En reconnaissant les conséquences de l’infantisme, nous pouvons travailler ensemble à promouvoir une culture de respect envers les enfants, de préservation de leur dignité et créer un environnement plus favorable à leur épanouissement. Visibilisons ce sujet, tou·te·s ensemble!
Soyons des exemples (essayons au moins :) ), en étant emphatiques et bienveillant·e·s envers les personnes de tout âge. Prenons du recul: je suis sur le point de dire ceci à un enfant, est-ce que je dirais cela à un ami? Est-ce justifié? Est-ce que mon intervention va lui venir en aide ou au contraire je pense que c’est le cas parce qu’il est jeune?
Pour ceci: prenons soin de nous en priorité. Allons chérir nos parts blessées par l’infantisme afin de ne pas être réactivé·e·s dans ces moments difficiles lorsque nous sommes au contact des plus jeunes.
Enfin, créons des environnements inclusifs multi âges où chacun·e pourrait échanger autour de ses goûts, ses aspirations, ses opinions, son parcours de vie, afin de reconnaître la richesse de la diversité des expériences humaines.
Favorisons les rencontres intergénérationnelles pour contribuer à une société plus juste et plus inclusive de toutes les générations.
Ecoutons la parole des plus jeunes, je les reçois tous les jours à mon cabinet, et je vous assure qu’ils ont des choses très très intéressantes à raconter!
D’ailleurs, si vous connaissez des enfants qui souhaitent s'exprimer à ce sujet, qui ont des choses à raconter sur leur condition d'enfant ou d'adolescent, n’hésitez pas à m’écrire: nous pourrions travailler ensemble à la manière de visibiliser leurs paroles et opinions. J’ai déjà quelques idées ;-)
La lutte contre l’agisme est la grande bataille de demain, du moins je l’espère!
Le racisme le sexisme se combattent, je rêve que nous parlions d’agisme, d’infantisme et du problème de la domination adulte avec autant de vigueur .
Bien sur, on ne vit pas les mêmes expériences à 2 ans qu’à 16 ans, ni à 20 ans qu’à 50 ans. Néanmoins, bien qu’il y ait des similitudes, chaque personne est unique et je nous invite à avoir une vision plus nuancée et différenciée des différentes étapes de vie qui se déroulent singulièrement pour chacun·e d’entre nous.
Plus nous serons nombreux·ses à en prendre conscience, plus nous pourrons nous comporter autrement avec les enfants et les adolescent·e·s et ainsi agir pour une société plus équitable et épanouissante pour tous·tes.